CHAPITRE VI

Au cours du dîner qui les avait réunis chez Harry Forrest, les deux couples — auxquels s'était joint Bill Howard — avaient pu suivre à la télévision les commentaires suscités par leur conférence de presse au Verdugo Motel.

Filmée par les cameramen, l'étrange apparition du professeur Hammerstein avait fait sensation ; devant cette preuve irréfutable, les journalistes ne songeaient plus à tourner en dérision et les O.V.N.I., et l'enlèvement des membres du Collège invisible.

Détail qui ne manquait pas de sel ; les renseignements fournis par Bill Howard sur les mains velues et la respiration saccadée de « l'humanoïde extra-terrestre » étaient qualifiés de témoignage d'une importance capitale !

Evoquant cette supercherie en servant à ses hôtes un verre de White Heather, Forrest plaisanta :

— Ton canular très opportun, Bill, a été gobé comme parole d'Evangile ! Cela contribuera à nous blanchir, après l'exécution des deux tueurs par notre ami Ray. Mais si, d'aventure, les véritables Extra-Terrestres se montrent un jour et s'ils ne correspondent pas du tout à ta description fantaisiste, un autre casse-tête se posera aux enquêteurs !

— En effet, renchérit Dorval. Les services officiels se demanderont qui sont alors ces « presque humains » aux membres velus et présentant des difficultés à respirer notre atmosphère !

— En ce qui me concerne, fit la jeune Russe, je commence à mieux respirer ! Grâce au mensonge du professeur Hammerstein et puisque je suis sensée avoir été kidnappée, moi aussi, je vais pouvoir désormais sortir et mener une vie normale pendant les jours qu'il me reste à passer aux Etats-Unis.

Le vibreur résonna dans le hall et tous échangèrent des regards perplexes quant à cette visite tardive. Tandis que l'Américain allait ouvrir, Dorval s'empressait de glisser le Colt 11/25 dans sa ceinture en reboutonnant aussitôt son veston.

Deux hommes, d'une quarantaine d'années, solidement charpentés — le plus grand devant accuser un bon mètre quatre-vingts ! — élégants dans leur costume de gabardine claire, se tenaient sur le seuil, une carte plastifiée à la main, frappée de l'aigle américain sur l'écusson à bannière étoilée.

Sans chercher à cacher sa surprise, Forrest les fit entrer, nomma ses amis et ajouta négligemment :

— Ces messieurs appartiennent à la CIA...

— Mon nom est John Fui ton, se présenta le plus grand des deux. Rudy Hines, mon adjoint... Monsieur Forrest, pouvons-nous nous asseoir ? Notre entretien risque de durer assez longtemps, mais rassurez-vous : nous ne sommes pas en état de service.

— Je vous en prie, asseyez-vous et, puisque vous n'êtes pas en service commandé, je suppose que vous accepterez de boire... à notre santé ? ironisa Forrest en apportant deux verres.

Fulton esquissa un sourire sans joie :

— A neuf heures du soir, la visite de deux agents de la CIA a de quoi vous surprendre, je l'admets volontiers, monsieur Forrest ; mais je vous garantis formellement qu'en dépit des apparences, nous n'accomplissons chez vous aucune mission professionnelle. Permettez-moi de vous en fournir un... début d'explication.

» Il y a trois jours, l'un de nos collègues

— Cari Robertson — chargé de centraliser les rapports d'enquêtes concernant les atterrissages d'U.F.O's sur le territoire, fut terrassé par une crise cardiaque...

L'agent de la CIA fit une pause pour juger de l'effet produit par ses déclarations sur ses interlocuteurs... qui n'avaient pas bronché.

Le silence se prolongeant, Forrest observa, sans se compromettre :

— Intéressant. Ou navrant, selon le point de vue auquel l'on se place, monsieur Fulton. Voulez-vous poursuivre ?

— Je poursuis. Le corps de Robertson fut découvert dans son appartement et l'autopsie, pratiquée quelques heures seulement après sa mort, révéla sans erreur possible la cause du décès : infarctus du myocarde. Une mort très banale... à cela près que les dossiers de Robertson avaient disparu.

Nouveau silence et nouvelle remarque, du Français, cette fois :

— Vous savez, monsieur Fulton, les maladies cardiaques sont monnaie courante, à notre époque.

— Je le sais, monsieur Dorval. Mais je sais aussi que Robertson, le matin même, avait subi un examen médical, l'examen périodique auquel se soumettent tous les agents de nos services. Or, sa fiche médicale atteste qu'il était en parfaite santé et son électrocardiogramme ne présentait pas la moindre anomalie. Il n'en demeure pas moins que, dans le courant de l'après-midi, Robertson était frappé d'une attaque cardiaque... compliquée de la disparition de toutes ses notes relatives aux atterrissages d'O.V.N.I. depuis une année !

Rudy Hines, qui n'avait jusqu'ici prononcé aucun mot, prit le relais :

— Robertson était non seulement un confrère, mais aussi un ami fidèle auquel John et moi étions très attachés. A titre personnel nous avons décidé de tenter d'éclaircir le mystère de son assassinat.

— Car nous avons acquis la conviction qu'il a été descendu, monsieur Forrest, tout comme l'ont été les deux agents du 54/12, cet après-midi, pendant votre conférence de presse.

Evitant de « s'emballer » sur ce revirement inattendu de la CIA ou simplement de deux de ses membres, le président de la commission Delta pour l'étude des O.V.N.I. hasarda :

— Et, selon vous, notre qualité de spécialistes en ufologie pourrait vous aider à démasquer les... Extra-Terrestres qui auraient tué votre collègue ?

John Fulton le considéra un instant, puis :

— Qui parle d'Extra-Terrestre ? Vous êtes placés pour le savoir : depuis trente-cinq ans, les occupants des disques volants n'ont jamais abattu qu'un seul homme, Inacio de Souza, un fermier brésilien qui, le 13 août 1967, tira avec sa Winchester sur l'un des trois humanoïdes dont l'astronef s'était posé à proximité de sa ferme ; immédiatement après avoir tiré sur l'humanoïde, un rayon vert fusa de l'engin et atteignit le fermier à l'épaule et à la poitrine, cela sous les yeux de Maria, son épouse. Inacio perdit connaissance... et mourut cinquante-neuf jours plus tard de leucémie ([25]). De la part de ces êtres, il s'agissait indéniablement d'un cas de légitime défense. Vous êtes bien d'accord ?

Il ne pouvait pas ne pas l'être et vérifia ainsi, une fois de plus, combien la CIA était au courant de tout ce qui concernait les O.V.N.I.

— Tout à fait d'accord, Fulton...

— Bon. Vous savez aussi que, si certains Terriens ont été enlevés par les Extra-Terrestres, ces derniers ne doivent pas être pour autant considérés comme hostiles à notre endroit. Cela étant admis, les Extra-Terrestres, brusquement, auraient décidé de descendre un agent de la CIA, et plusieurs du Groupe 54/12 ? C'est invraisemblable et je ne vous fais pas l'injure de penser que vous puissiez le croire un seul instant, Forrest.

» Nous sommes à peu près convaincus que Robertson a été supprimé par le Groupe 54/12... Pas vous ?

Le spécialiste américain des O.V.N.I cilla vivement :

— Vous m'étonnez, Fulton : nous croyions sincèrement que ce groupe et vos services étaient... plus ou moins liés ?

— Absolument pas et je vous en donne ma parole ! s'anima l'agent de la CIA. Nous connaissions l'existence de ce groupe, mais ignorions tout de ses activités ; depuis les déclarations du professeur Hammerstein, nous le savons ! Nous sommes aussi persuadés que le Président lui-même ignorait tout des agissements criminels de ce groupe qui ne dépend ni du Pentagone ni de la Maison-Blanche !

» Les raisons que nous venons de vous exposer, en corollaire à la mort de Robertson, vous paraissent-elles suffisantes pour justifier notre désir d'en savoir plus long ?

— C'est suffisant, en effet, approuva Forrest, aussi surpris que ses amis par ces révélations inattendues. Qu'attendez-vous de nous ?

— Que vous coopériez avec Hines et moi, Forrest. Je dis bien avec nous deux et non pas avec la CIA, qui doit rester en dehors du coup !

Dorval le considéra longuement avant de risquer cette question :

— Devons-nous en conclure, Fulton, que vous soupçonnez le Groupe 54/12 d'avoir une « antenne » au sein de la CIA ? Un ou des mouchards l'informant régulièrement de vos enquêtes sur les atterrissages d'O.V.N.I. et des conclusions positives de vos rapports ?

— L'exécution de Robertson le prouve, qui travaillait en grand secret à la mise au point du rapport annuel d'enquêtes, répondit Rudy Hines. Je répète donc la question de Fulton : acceptez-vous de coopérer avec nous ?

Après un regard embarrassé à ses amis, Forrest soupira :

— Je ne vois pas comment nous pourrions refuser...

— Quel enthousiasme ! grommela Fulton. Bon sang de bon sang ! mais essayez donc de comprendre que, depuis les révélations d'Hammerstein, nous nous intéressons moins aux engins volants qu'aux activités du 54/12 ! Nous voulons savoir ce qu'il y a, derrière ce groupe ; pourquoi et pour qui il agit !

— Et rappelez-vous, insista Rudy Hines, cette phrase terrible du professeur Hammerstein : il y va du salut de l'humanité... Qu'entendait-il par là ? Un savant tel que lui n'aurait pas dit cela à la légère. Une menace existe, liée probablement aux activités du 54/12... dont nous voulons percer le secret. Alors, oui ou non, consentez-vous, tous les cinq, à faire cause commune avec nous ?

Forrest consulta des yeux ses compagnons et lut dans leurs regards une réponse unanime :

— OK, nous marchons avec vous et pour preuve de nos bonnes volontés, je vais vous faire part d'un problème qui nous intrigue. Nous n'avons jamais adressé d'invitation au Dr Jokerst ; or, celui-ci s'est présenté à notre convention muni d'une invitation établie en bonne et due forme.

Cette... anomalie nous a incités à penser qu'il pouvait être, de près ou de loin, manipulé par le 54/12.

John Fulton eut une moue dubitative :

— Malgré ses titres universitaires, Jokerst est un sombre imbécile, c'est bien connu et son ouvrage tendant à discréditer les U.F.O's, qui fait évidemment autorité dans le monde soi-disant savant, est la plus belle somme de conneries à relents scientifiques qu'on ait jamais écrite ! Non, je ne le crois pas capable d'être l'allié de ce Groupe, mais bien plutôt d'en être le jouet ! D'une manière ou d'une autre, le 54/12 a pu se procurer l'une de vos invitations et l'aura envoyée à Jokerst, persuadé avec raison que celui-ci enfourcherait son dada et tenterait de perturber votre congrès.

— C'est aussi mon avis, abonda Rudy Hines. Jokerst appartient à cette catégorie d'hommes de science bornés qui rejettent systématiquement tout ce qui ne figure pas dans leurs manuels ! C'est d'ailleurs pourquoi l'Air Force s'est servi de lui, de sa prétendue « autorité » pour tenter de réduire les soucoupes volantes à de simples phénomènes atmosphériques ([26]). Et s'il a été manipulé ainsi par l'Air Force, il peut, à plus forte raison, l'avoir été par le groupe 54/12 !

— Votre opinion confirme donc la nôtre à ce sujet, déclara Dorval. Et puisque nous avons conclu un marché, Fulton, nous allons vous passer un tuyau : lors de son « apparition », le professeur Hammerstein a fait allusion à l'arme ultra-sonore dont se servent les tueurs de ce Groupe. Je puis vous dire qu'elle se dissimule dans une caméra dont la plaque d'origine Made in Germany a été remplacée par une plaquette comportant la mention anonyme : Dayton, Ohio.

— Dayton, hein ? rumina John Fulton. en plissant un œil. Chez vous, Dorval, quand on parle de la tour Eiffel, on pense aussitôt à Paris mais aux States, dans les milieux s'intéressant aux U.F. O.’s, quand on parle de Dayton, on pense immédiatement à l'ATIC ! Pourtant je serais bigrement surpris que ce Service de Renseignements technique de l'Air Force ait quelque chose de commun avec le 54/12.

— Peut-être certains chercheurs de ce Centre ont-ils mis au point cette arme et s'en sont-ils fait piquer les plans par les hommes du 54/12 ? suggéra Forrest.

— Peut-être, répondit Fulton, l'esprit ailleurs avant de concentrer son attention sur Dorval. Je ne vous demande pas comment vous avez pu vous procurer l'une de ces pseudo-caméras ; en revanche, vous nous rendriez service en dévissant la plaquette en question afin de nous la confier : cette pièce à conviction nous sera utile pour mener l'enquête à Dayton.

Les hommes de la CIA ne pouvaient qu'aboutir à cette conclusion et Dorval le savait qui, après un coup d'œil de connivence à Forrest, alla chercher son attaché-case et l'ouvrit :

— Voilà l'objet, Fulton...

— Bravo, apprécia-t-il en examinant la pseudo caméra dont la paroi latérale avait été enlevée par le Français. Merci, dit-il à Forrest qui venait de lui passer un petit tournevis. Cette plaquette va nous servir. En prétendant que nous l'avons trouvée sur un type mort d'une crise cardiaque, nous devrions pouvoir, à Dayton, apprendre où ces plaquettes ont été fabriquées et, par là, remonter la filière jusqu'à la « source » de ces caméras... Une enquête de routine, apparemment. Nous partirons demain pour l'Ohio...

Demain ? Voire ! Nul ne pouvait se douter que, le lendemain, ce projet et bien d'autres auraient cédé le pas à des préoccupations infiniment plus urgentes...

 

*

 

Après le départ des deux agents de la CIA, Raymond Dorval, en compagnie de Monica, regagna le motel au volant de la Ford louée pour son séjour en Californie. Il roulait depuis une dizaine de minutes lorsque la jeune Italienne s'étonna :

— Nous devrions déjà être arrivés au motel, Ray. Tu es sûr de ne pas t'être trompé de chemin ? Cela n'aurait rien d'impossible dans cette immense ville que nous connaissons à peine.

— C'est délibérément que j'ai fait tous ces détours, Monica... N'as-tu pas remarqué la Pontiac qui nous suit, depuis que nous avons quitté Harry ?

Elle fronça les sourcils et s'apprêtait à tourner la tête, mais le Français l'en dissuada :

— Non ! Ne te retourne pas. Regarde plutôt dans le rétroviseur.

Elle aperçut effectivement les phares de la grosse voiture, à une cinquantaine de mètres derrière eux et constata que la Pontiac conservait scrupuleusement cet intervalle, quelles que soient les manœuvres effectuées par le Français. Celui-ci avait viré à gauche, dans une avenue bordée de magnolias et qui grimpait vers les Verdugos Mountains.

— Pas de doute, Ray, elle nous suit bien ! Il y a deux hommes, à bord. Qu'allons-nous faire ?

— Sûrement pas les semer. Ce genre de voiture dépasse, et de loin, la vitesse-plafond que nous pouvons atteindre.

— Des hommes du... 54/12, n'est-ce pas ? murmura-t-elle avec anxiété mais sans témoigner d'un sentiment de panique.

— Ma foi, ironisa-t-il, si ce sont des quêteurs de l'Armée du Salut, ils en mettent, du temps, à nous présenter leur marmite à oboles !

Dorval retira de sa ceinture le lourd automatique :

— Prends ça, Monica et quand je te le dirai, tu sauteras de la voiture et te cacheras. Je m'arrêterai peu après et nous essayerons alors d'avoir nos deux gars. Tu nous as donné des preuves de ton sang-froid, au motel, lorsque nous avons dû nous débarrasser d'Harold Lindsay ; je ne te demande donc pas si tu te sens capable de... tenter le coup. Il le faut... Sinon, le 54/12 ajoutera deux victimes de crise cardiaque à sa liste !

— D'accord, Ray. Mais comment pourrai-je sauter en marche sans être vue ?

— Ne t'inquiète pas, mon chou. Au bout de cette allée de magnolias, nous atteindrons la route en lacet qui mène à la San Rafaël Inn, l'auberge de montagne où nous sommes allés prendre un verre, avec Harry et Irina, la nuit où le professeur Hammerstein devait être enlevé...

— Je vois... Il doit être assez facile, à l'un des nombreux virages, de sauter de la voiture sans être vue de nos suiveurs. Je risque tout au plus des écorchures, aux genoux et aux mains. Cela est préférable à un. infarctus !

Les yeux fixés sur le rétroviseur, la jeune Italienne attendit que les phares de la Pontiac disparaissent à un virage pour saisir prestement, sur le siège arrière, l'attaché-case de Dorval. Elle en sortit d'abord la sacoche contenant la batterie énergétique et, sans quitter des yeux le rétroviseur, annonça :

— Quand je te le dirai, tu lâcheras le volant de la main droite... Là ! Maintenant !

Il obéit et elle lui passa rapidement pardessus le bras et le cou la courroie du coffret relié à la « caméra » par son câble de connexion.

— Merci. Excellente initiative, sourit Dorval. A présent, tu peux mettre en charge le condensateur.

Elle enfonça le poussoir jusqu'à la butée et, au bout de quinze secondes, le voyant rouge s'alluma.

— Ça y est, Ray.

— Bon, laisse la caméra près de moi et range l'attaché-case sur le siège arrière pour qu'il ne m'encombre pas, tout à l'heure. Au prochain virage, tu sautes...

Emue, à l'approche de l'action, elle incrusta ses doigts autour du biceps de Dorval et attendit en serrant dans l'autre main la crosse du Colt. Quand dans le rétroviseur, les phares de la Pontiac cessèrent d'être visibles, Monica ouvrit vivement la portière et sauta pour rouler dans le fossé tandis que son compagnon accélérait. Il stoppa à son tour au bord de la route, cent mètres plus loin et plongea dans le fossé au moment même où la Pontiac débouchait du virage.

L'auto ralentissait ; ses occupants devaient se demander si le couple s'était arrêté pour flirter, mais ils réalisèrent bientôt que la Ford était vide !

A plat ventre dans le fossé, l'œil rivé à l'oculaire de la caméra, Dorval attendit, l'index sur le déclencheur. La Pontiac stoppa et les deux hommes en sortirent... munis eux aussi d'une caméra ! Le Français pressa le déclencheur et le flux d'ultra-sons faucha l'homme de gauche. Mais avant qu'il ait pu viser le second, celui-ci plongeait derrière son véhicule.

Dorval dut se résoudre à ramper dans le fossé afin de le prendre à revers ; il s'arrêta au bout de quelques mètres, risqua un œil et baissa vivement la tête : l'agent du 54/12, caméra en main, attendait qu'il se montrât pour l'arroser d'ultra-sons. Le faisceau mortel rasa le bord supérieur du fossé et le Français éprouva un douloureux bourdonnement d'oreilles ! Presque immédiatement, une assourdissante détonation déchira le silence, puis une deuxième, suivie d'un râle sourd.

Emergeant du fossé, Dorval aperçut, entre les roues de la Pontiac, le corps de l'homme recroquevillé sur lui-même et sa caméra près de lui, sur le sol. La silhouette de Monica Rimbaldi, l'automatique à la main, se découpa sur le clair de lune, quittant le fossé le long duquel elle avait rampé.

Le Français se releva, se précipita vers elle. Courant l'un vers l'autre, ils s'étreignirent enfin, échangèrent un long baiser, frémissant d'une angoisse rétrospective après avoir échappé à la mort mais éprouvant aussi cette étrange griserie que confère parfois le danger auquel on fait front, avec courage et détermination.

— Nous sommes crottés de terre et de poussière, Ray, constata la jeune fille en contemplant sa robe, salie et même déchirée. J'ai hâte d'être au motel pour prendre une bonne douche.

— Il faudra remettre ce projet à plus tard, Monica. Si nous avons été suivis après avoir quitté Forrest et Irina, cela veut dire que l'immeuble était surveillé.

— Mon Dieu ! s'exclamat-elle en portant vivement sa main à sa bouche. Ils sont peut-être tombés... dans une souricière !

 

*

 

Les craintes de Monica et de son compagnon n'étaient point superflues...

Un quart d'heure seulement après leur départ, le vibreur de la porte d'entrée avait retenti. En déshabillé de nylon, Irina sortit de la salle de bains, inquiète et se réfugia dans les bras de l'Américain :

— J'ai... affreusement peur, Harry, chuchota-t-elle. Ray et Monica auraient sonné différemment.

— Va dans notre chambre, conseilla-t-il.

Elle obéit à contrecœur et il s'approcha de la porte. On sonna un coup bref et il perçut une voix étouffée :

— Ouvrez, Forrest. C'est Fulton...

Avec un soupir de soulagement, il ouvrit..., et se trouva nez à nez avec deux hommes parfaitement étrangers aux agents de la CIA ! Les caméras qu'ils braquaient sur lui auraient d'ailleurs suffi à le convaincre qu'il s'agissait d'un subterfuge destiné à tromper sa confiance. L'un de ses visiteurs était trapu et rougeaud, vêtu d'un costume de flanelle bleu ; l'autre, plus grand, les lèvres lippues, arborait un veston pied-de-poule et un pantalon clair.

L'Américain fut brutalement repoussé dans le living et la porte refermée.

— Vous étiez très copain, avec Fulton et Hines ? ricana le gros rougeaud. Si oui, vous pouvez avoir pour eux une pensée émue : figurez-vous qu'ils viennent d'avoir une attaque cardiaque ! C'est fou ce qu'on meurt de ça, ces temps-ci... Fred, va chercher la bonne femme, ordonnât-il à son complice.

Ce dernier ouvrit la salle de bains, puis la première chambre et y trouva la jeune Russe en train d'enfiler une robe de chambre sur son déshabillé.

— Non, habillez-vous, ordonna-t-il. Nous allons prendre l'air. Et ne perdez pas de temps !

Bouleversée, la gorge nouée par l'angoisse, Irina referma la porte tandis que son compagnon essayait de gagner du temps :

— Allez-vous m'expliquer, à la fin ? Que signifie cette...

— Ça va ! coupa le rougeaud, en gardant sa pseudo-caméra braquée sur lui. Pour vous expliquer, on va vous expliquer, mais pas ici. Nous voulons avoir une petite conversation... qui risque d'être bruyante, par votre faute, si vous refusez de parler. Et comme nous avons beaucoup de respect pour le sommeil de vos voisins, dès que votre femme sera prête, nous vous emmènerons faire un tour. Restez où vous êtes ! gronda-t-il en le voyant s'approcher du bahut.

Forrest haussa les épaules et, du menton, désigna une boîte pharmaceutique, posée à côté de la lanterne en fer forgé offerte par Dorval :

— Vous ne croyez tout de même pas que ce remède dissimule une arme ? J'allais prendre un comprimé, quand vous avez sonné.

— Ça va, prenez-la donc, votre mixture, car vous n'aurez plus l'occasion d'en prendre de sitôt ! il croqua donc un comprimé — simple tablette d'aspirine — reposa la boîte d'un geste naturel, puis saisit la lourde lanterne de ferronnerie et la lança de toutes ses forces sur le plus proche des tueurs avant de plonger. Sa tête percuta la poitrine de l'agent du 54/12 qui partit à la renverse mais, avant même d'avoir pu le ceinturer, son complice fonça sur lui et abattit le tranchant de sa main sur sa nuque. Etourdi, l'Américain s'écroula.

Attirée par ce tumulte, Irina, qui s'était rhabillée, sortit de la chambre et poussa un cri en découvrant son compagnon sur le sol.

— Fermez-la ! gronda le dénommé Fred. Je n'ai pas cogné fort ; dans une minute, il aura récupéré et nous pourrons lever l'ancre.

Le gros s'était relevé en se massant l'estomac avec une méchante grimace de douleur, pour décocher un violent coup de pied dans les côtes de Forrest qui commençait à remuera

— Allons, debout ! Nous avons assez perdu de temps comme ça !

L'Américain se mit péniblement sur un coude et ses yeux tombèrent sur la lanterne mais, avant qu'il n'ait réalisé, le pied du rougeaud l'envoya rouler contre le mur.

— Une fois suffit ! ricana l'autre. Ne nous obligez pas à vous assommer tout à fait ! Nous avons besoin que vous marchiez, pour sortir de l'immeuble, sans cela, si nous croisons d'éventuels noctambules, ils pourraient s'étonner de nous voir trimbaler un gars sur l'épaule ! Vous allez bien gentiment nous précéder jusqu'à la porte de l'immeuble. Là, nous vous dirons comment il faudra sortir...